Les nouvelles solutions de comptabilité carbone monitorant les entrées comptables pour faciliter la collecte des données sont nombreuses. Tant mieux, cet exercice n’est pas simple. Toutefois, il n’est pas rare que certaines de ces solutions promettent un Bilan Carbone® par une simple lecture comptable. Attention à ne pas griller les étapes et à occulter l’intérêt fondamental de l’approche physique : le passage à l’action. Explications !
Comment en est-on arrivé là ?
En 2015, l’Accord de Paris a été signé par plus de 190 pays. Cet accord vise à maintenir l’augmentation de la température moyenne de la planète bien en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels, en visant une limitation du réchauffement à 1,5 °C. La France, par l’intermédiaire de sa Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) s’est engagée dans cette voie et vise l’atteinte de la neutralité carbone à l’horizon 2050, objectif ne pouvant voir le jour sans une transformation profonde de nos modes de vie. Cet objectif structurel, couplé à une société civile de plus en plus impliquée et informée sur la question climat ainsi qu’à la multiplication des conséquences du réchauffement climatique (pour un réchauffement moyen de “seulement” 1.1° C à la surface du globe) ont donné lieu à une prise de conscience majeure sur l’urgence de l’action climatique.
Cette dernière s’est notamment traduite par le développement d’une multitude de solutions cherchant à évaluer l’impact Gaz à Effet de Serre (GES) des organisations, qu’elles soient soumises ou non à la publication d’un bilan GES réglementaire. L’Association Bilan Carbone (ABC), en tant que spécialiste de la comptabilité carbone et porteuse de la méthodologie du Bilan Carbone® depuis 2011, se réjouit de la diversification des solutions de calcul. Néanmoins, sa mission de garante des principes d’excellence et des philosophies du Bilan Carbone® lui demande d’assurer une veille de ces solutions afin que que la communauté dispose d’outils pertinents pour réussir la première étape (l’exercice de comptabilité carbone) et surtout la seconde, le passage à l’action.
L’analyse des dépenses est-elle équivalente à l’analyse des flux physiques ?
Aujourd’hui, rares sont les activités qui n’émettent pas de GES. Qui plus est, chaque quantité de biens produite, chaque déplacement, chaque livraison, chaque fonctionnement d’équipement entraîne en général une facture d’énergie, des frais de déplacements, des décaissements pour payer les transporteurs, etc. On pourrait donc en déduire qu’analyser nos dépenses revient à analyser nos activités.
Pourtant, l’approche “physique” (soit le calcul d’émissions de GES à partir de distances parcourues, de kWh consommés ou de tonnes transformées) est souvent opposée à l’approche monétaire (soit l’estimation d’une quantité de GES à partir d’une facture ou d’un montant monétaire quelconque), notamment lorsqu’on évalue la qualité d’un bilan GES.
Il s’avère que les deux approches peuvent cohabiter dans des exercices de comptabilité carbone, mais n’ont pas le même pouvoir quant au passage à l’action, plus compliqué voire impossible lorsque l’approche monétaire est utilisée à l’excès.
Quelques principes et notions clés de la comptabilité carbone
Elargir le périmètre pour mieux agir
En réalisant un bilan GES, on souhaite obtenir le profil d’émissions de l’organisation. Au-delà d’une simple quantité, cet exercice met en avant les postes les plus émetteurs de GES, pour les réduire efficacement via un plan d’actions pertinent. La comptabilité carbone prend tout son sens si l’exercice est exhaustif (c’est-à-dire prenant en compte tous les flux physiques sans lesquels une activité ne pourrait exister – les fameux scope 1, 2 et 3) afin d’identifier l’enjeu climat pour l’organisation, ses dépendances à certains flux, les risques associés (tels que les risques financiers, réglementaires, d’approvisionnement, d’atteinte à la réputation, etc) mais aussi les opportunités (nouveau marché ou nouveau modèle commercial), et surtout les actions pertinentes à mener.
Un facteur d’émissions pour chaque activité ?
Les facteurs d’émissions sont des coefficients qui permettent de convertir une donnée (une consommation en kWh, une tonne transportée, un kg jeté, un millier d’euros dépensé, etc.) en émissions de GES. Pour ce faire, des études techniques – généralement basées sur des analyses de cycle de vie – sont réalisées afin d’évaluer l’impact environnemental et ainsi obtenir la quantité de GES émise par une activité ou un produit.
Les facteurs d’émissions sont au cœur de la comptabilité carbone et des outils associés en constituant les principales données climat recherchées. En France, l’ADEME met à disposition plus de 5000 facteurs d’émissions au sein de la Base Carbone. L’ADEME vérifie la robustesse des études ACV pour l’introduction de nouveaux FE et/ou leur mise à jour.
Cependant il n’est pas rare, lors d’un exercice de comptabilité carbone, que plusieurs facteurs d’émissions soient introuvables (car aucune étude n’a encore été menée) ou inaccessibles à qui ne s’acquitte pas d’un forfait (car certaines bases de données sont payantes). Il faut alors trouver une alternative, incarnée bien souvent par un facteur moins précis, moins spécifique à l’activité ou au produit ciblé.
Approche monétaire et ratios
Les ratios monétaires (soient des facteurs de X kgCO2e / € dépensé) sont des facteurs d’émissions au sens où ils convertissent une donnée d’activité particulière (ici des euros dépensés) en quantité de GES (kgCO2e).
L’utilisation de ratios monétaire est une approche fréquemment utilisée pour pallier le manque de FE classiques associés à certains achats ou services (prestations intellectuelles, maintenance technique, composants semi-finis, etc.) ou pour estimer des postes pour lesquels les données sont plus complexes à obtenir et qui obéissent à des logiques économiques plurielles (par exemple : estimation GES de l’épargne, des investissements, etc.). Les ratios monétaires sont calculés à partir de l’inventaire national des émissions de GES (réparti en plusieurs secteurs d’activité) et des comptes macro-économiques (i.e. les tableaux entrées-sorties symétriques de la comptabilité nationale)[1]. Ces facteurs d’émissions ont intrinsèquement une incertitude (très) élevée, notamment pour les secteurs dont les produits sont très hétérogènes. Néanmoins, leur but étant de pallier un manque d’information, ils restent des alliés précieux pour une comptabilité carbone exhaustive[2], en fournissant un ordre de grandeur.
Nous pouvons cependant identifier une limite majeure : l’expression d’un ratio en tCO2e par euro dépensé se fonde sur une valeur monétaire. Cette valeur étant fluctuante par nature – les émissions calculées dépendant donc en partie de ces variations – alors que les flux physiques (soit les émissions “réelles”) restent identiques. Ainsi à titre d’exemple (simplifié), on sait qu’un litre d’essence E95 émettra 2.7 kgCO2e lors de sa combustion, mais le prix de ce litre d’essence est fortement variable ! A 2€ le litre, on calcule donc 1.35 kgCO2e / € d’essence, mais à 1€ le litre, c’est 2.7 kgCO2e/ € d’essence ! Les évolutions des prix entraînent des changements de valeur des FE. Or l’actualisation des facteurs d’émission au sein des bases de données de référence (type Base Carbone) n’est pas chose aisée et ne s’opère que tous les 5 à 10 ans.
[1] Reportez-vous à la documentation de la Base Carbone pour plus d’informations
[2] Gardons en tête que lorsqu’on utilise des ratios monétaires, l’une des premières actions à mettre en œuvre est d’affiner la collecte d’informations afin de pouvoir utiliser les FE classiques lors de l’exercice suivant.
Une forte incertitude (80% dans la Base Carbone de l’ADEME) avertit donc l’utilisateur de la faible fiabilité de la valeur affichée pour la plupart des ratios monétaires.
Pourquoi choisir une approche plutôt que l’autre ?
L’objectif d’un bilan GES est d’obtenir le profil d’émissions de l’organisation et d’identifier les risques et opportunités de transition afin d’agir en conséquence. Seuls les facteurs d’émissions basés sur les flux physiques peuvent coller au plus près de la réalité physique des activités de l’organisation, réalité physique dont découle les dépendances, risques et opportunités. Si une organisation veut agir sur son empreinte climatique, il ne suffit pas de réduire ses dépenses et d’acheter à moindre coût pour entrer en transition.
L’approche en ratios monétaires est basée sur une logique économique qui reflète difficilement la réalité physique des émissions d’une activité. La dépendance au facteur prix peut induire des variations artificielles dans le profil d’émissions GES comme le montre la toute récente réactualisation des émissions importées françaises. Si les données existent (facteurs d’émissions d’un processus, d’une activité, d’un produit), l’approche physique est à privilégier. Le choix de l’utilisateur doit donc être guidé par la disponibilité des données et leur pertinence à refléter la réalité pour déclencher une action qui a du sens.
Les ratios monétaires interviennent dans d’autres circonstances, en particulier lors d’un exercice de transcription d’un bilan comptable en bilan GES. Pour faciliter la collecte de données, de nombreuses solutions ont vu le jour afin d’utiliser directement les entrées comptables, à priori plus faciles d’accès. Utiliser les comptes financiers pour estimer le profil d’émissions n’est pas une idée nouvelle, et de nombreux acteurs travaillent à trouver une méthode de conversion. Néanmoins, tous les postes d’émission ne sont pas représentés au sein des comptes financiers classiques, ce qui aboutit à un bilan GES incomplet.
Si utiliser les comptes financiers est une façon d’entamer la démarche de comptabilité carbone, il est par la suite impératif de la consolider avec des données physiques.
Rappelons que la transition bas carbone questionne le cœur d’activité des organisations : du choix d’un processus, d’une matière première, d’un fournisseur ou encore la création d’un produit plutôt qu’un autre. Ces questionnements profonds ne seront permis que par une introspection réelle de l’organisation, et non pas par une traduction rapide d’un bilan comptable, lui-même image déformée de la réalité.
L’approche en flux physique est la seule à même d’impulser l’effet de transformation des organisations et la seule à même de mesurer le chemin parcouru (et restant à parcourir) vers le monde bas carbone de 2050.
Comptabilité intégrée et passage à l’action, plutôt que bilan GES facile “en trois clics” Toutes les nouvelles solutions logicielles, monitorant les entrées comptables pour faciliter la collecte des données, doivent pouvoir aller plus loin et consolider leur démarche via une approche physique. L’ABC travaille depuis plusieurs années avec des experts-comptables et des chercheurs en comptabilité intégrée pour que les acteurs de la comptabilité financière deviennent aussi des interlocuteurs pouvant faciliter la collecte des données mais aussi le pilotage opérationnel des bilans GES, permettant ainsi d’appuyer les chefs d’entreprise sur leur interprétation et les décisions stratégiques qui s’ensuivent. La recherche avance, et nous avons besoin de mobiliser tous les corps de métier.
Même si nous militons tous pour une transition “en douceur”, il est évident que nous avons d’ores et déjà perdu un temps considérable : il ne nous reste que trois décennies pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Les mutations nécessaires seront donc à mener sur un pas de temps plus court et le risque de perturbation des marchés est toujours plus important. La comptabilité carbone doit être tournée vers l’action, car il est urgent d’entrer en transition.